L’année 2023 enregistrait déjà un record : 33 millions de touristes (dont 1,8 million de Français) s’étaient rendus en Grèce. Cette année, on en attend quelque 37 millions – c’est près de quatre fois la population grecque. Par ailleurs, plus de 11 300 migrants sont arrivés sur les îles grecques depuis janvier – le nombre le plus élevé en quatre ans, selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés.
Cet été, comme les précédents, touristes et migrants vont se croiser tout autour de la Méditerranée. Dans son livre Yoga (P.O.L, 2020), Emmanuel Carrère, propriétaire d’une maison sur l’île grecque de Patmos, rapportait sa honte de faire partie de ces « heureux du monde, vêtus de lin blanc élégamment froissé et principalement occupés de choisir la plage du jour en fonction de la taverne et du vent », quand, à une centaine de milles de là, Leros accueillait des migrants dans des conditions effroyables. Vêtu de lin blanc froissé à Patmos, au camping de Santorin ou dans les boîtes de Mykonos, peut-on aspirer à l’insouciance en côtoyant de si près la tragédie ?
Demandez autour de vous, vous verrez : la question divise, et même irrite franchement. Après tout, la confrontation à la misère est notre lot quotidien. Les touristes, individuellement, n’y peuvent rien ; éviter la Grèce (ou la Turquie, ou l’Italie, ou les plages du Boulonnais) n’aidera pas les réfugiés, et encore moins la population locale. Et c’est vrai : en Grèce, le tourisme, premier employeur du pays, représente 25 % du PIB. Cette industrie a besoin de main-d’œuvre et embauche aussi des migrants. N’empêche : « Le télescopage de ces deux réalités, la mer lieu de vacances et lieu de mort, nous place devant une question pratique tout à fait fondamentale : que faire ? Il faudrait vraiment avoir une forme de cécité morale pour ne pas s’interroger sur cela », dit le philosophe Guillaume Le Blanc, coauteur avec Fabienne Brugère de La Fin de l’hospitalité (Flammarion, 2017).
« Ecarter la vision tragique »
Chaque été, la presse rapporte des scènes d’embarcations de fortune débarquant sur des plages de touristes sidérés. « C’est vraiment le lieu, la scène globale parfaite sur le plan de la signification politique », commente l’anthropologue Michel Agier. Il a évoqué plusieurs fois autour de lui l’idée d’un appel à la « grève de la Méditerranée » : ne plus se baigner sur ces côtes tant qu’il y aurait tous ces morts. « On m’a dit : laisse tomber, ça ne va jamais marcher. » De fait, les îles en mer Egée qui ont accueilli le plus de réfugiés au début de la crise migratoire de 2014-2015 – Lesbos, Samos, Kos – ont bien connu une baisse de fréquentation. Mais le tourisme y est reparti de plus belle. Et, depuis, tout a été fait pour épargner aux visiteurs ce vis-à-vis embarrassant. Le terrible camp surpeuplé de Moria, à Lesbos, a fermé. A Samos, les réfugiés sont gardés dans un camp de haute sécurité, à l’écart. A Athènes, « les centres de rétention sont de plus en plus fermés sur eux-mêmes, de plus en plus isolés, dit Guillaume Le Blanc. Tout est fait pour écarter la vision tragique ».
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