Après l’Algérie et le Rwanda, Emmanuel Macron a ouvert un troisième front mémoriel sur un sujet peu connu : la « guerre du Cameroun », qui a opposé les militants indépendantistes de l’Union des populations du Cameroun (UPC), créée en 1948, aux troupes françaises puis aux autorités issues de l’indépendance. Une répression féroce et presque oubliée.
Lors de son voyage à Yaoundé, le 26 juillet 2022, le président français et son homologue camerounais, Paul Biya, avaient proposé de créer une commission composée d’historiens des deux pays, chargée de « faire la lumière » sur l’attitude des autorités françaises avant et après l’indépendance formelle du Cameroun, le 1er janvier 1960. « C’est comme un sujet qui a été refoulé, avait déclaré M. Macron. C’est clair qu’il y a eu une guerre, qu’il y a eu des exactions et qu’il y a eu des martyrs. »
La commission, dont le travail doit porter sur « le rôle et l’engagement de la France au Cameroun dans la lutte contre les mouvements indépendantistes et d’opposition entre 1945 et 1971 », est bicéphale. D’un côté, le chanteur camerounais Blick Bassy est chargé du volet artistique et mémoriel. De l’autre, l’historienne française Karine Ramondy préside la partie recherche. Cette spécialiste de l’Afrique au XXe siècle s’est entourée de quatorze historiens (sept Français et sept Camerounais). Leurs conclusions sont attendues d’ici fin 2024.
Après le Rwanda et l’Algérie, quelle est la nécessité d’une commission histoire et mémoire consacrée au Cameroun ?
La volonté est d’écrire un récit partagé entre la France et le Cameroun et de travailler sur une période qui est encore aujourd’hui traumatique. Pendant des années, les Camerounais n’ont pas pu parler de cette histoire : ils la chuchotaient. Refoulement pour certains, amnésie pour d’autres, cette mémoire est enfouie. Les militants indépendantistes de l’UPC et leurs soutiens ont été violemment combattus. Cette répression a existé avant et après l’indépendance, puisqu’elle s’est poursuivie sous le gouvernement d’Ahmadou Ahidjo, le premier président de la République du Cameroun.
« Il faut se dépêcher de rencontrer tous ces témoins avant que leur mémoire s’efface »
Cette commission va être l’occasion de libérer la parole et d’ouvrir un dialogue intergénérationnel. Des jeunes Camerounais et de la diaspora vont sûrement demander à leurs grands-parents de leur raconter ce qui s’est passé. Beaucoup d’entre eux ne connaissent pas bien leur histoire, les héros nationaux de cette période n’ont été que très tardivement reconnus. Des personnes encore vivantes peuvent nous aider à éclairer cette histoire, notamment les veuves de Ruben Um Nyobè, le chef charismatique de l’UPC. Il faut se dépêcher de rencontrer tous ces témoins avant que leur mémoire s’efface : il est temps de faire un récolement de leurs récits.
Le choix d’une délimitation allant de 1945 à 1971 vous paraît-il propice ?
Ce sont les bonnes bornes. Plus personne n’est dupe : la présence française ne s’arrête pas à l’indépendance du Cameroun. Nous devons documenter ce qui s’est passé entre 1960 et 1971. Cela veut dire, certes, étudier les archives de Jacques Foccart [le « Monsieur Afrique » du général de Gaulle], mais aussi les archives diplomatiques et militaires ainsi que celles de certains témoins de cette « transition politique ». Je pense notamment à celles du général Max Briand, qui pourraient nous apporter des éclairages nouveaux et intéressants.
Il faut également sortir d’une vision binaire France contre Cameroun. On sait qu’il y a eu des Camerounais, constitués parfois en milices, qui ont été du côté des Français pour lutter contre l’UPC. Il n’y a pas que des responsabilités françaises. Nous aurons aussi accès aux archives camerounaises. Notre travail est d’apporter des éléments et des nuances qui aujourd’hui ne sont pas toujours audibles ou visibles dans les débats.
Que dit la période 1945-1971 de la France ?
Elle dit un attachement viscéral à ses colonies alors même que – je le rappelle – le Cameroun n’a jamais été une colonie. Il a été traité de la même façon malgré son statut de territoire sous tutelle de la Société des nations (SDN) d’abord, puis de l’ONU [mandat administré par la France et le Royaume-Uni].
Quel sens souhaitez-vous donner à la commission que vous codirigerez ?
J’ai réussi à constituer une équipe de spécialistes camerounais et français, dont certains qui enseignent ailleurs en Europe. Certains travaillent sur les violences coloniales, sur l’histoire militaire ; d’autres sur les mouvements étudiants ou sur les camps d’internement. A ce titre, j’ai souhaité également associer un spécialiste de la guerre d’Algérie, pour essayer de voir les points de comparaison entre ces deux conflits. J’ai aussi voulu qu’on intègre à notre équipe de jeunes chercheurs, parce que le rapport que nous remettrons d’ici à décembre 2024 n’a pas vocation à s’arrêter à la fin de la mission.
Justement, on parle de la guerre d’Algérie, de la guerre d’Indochine, mais jamais du Cameroun. Pour quelle raison ?
La « guerre du Cameroun » n’est toujours pas enseignée. Elle est totalement absente des programmes scolaires en France. Il faut y remédier : ce qui distille la connaissance, c’est l’école – et c’est une ancienne professeure du secondaire qui vous le dit. Regardez tout ce qu’il a fallu faire pour qu’on parle de la guerre d’Algérie… Combien de temps elle a mis pour entrer dans les programmes scolaires ? Il a fallu trente ans de travaux universitaires, de documentaires, d’articles de presse pour qu’elle ait une place conséquente.
Concernant le Cameroun, la recherche a pris du retard. Des ouvrages comme Kamerun ! [de Thomas Deltombe, Manuel Domergue et Jacob Tatsitsa, publié en 2011] ont été salutaires et ont commencé à amorcer la réflexion sur ce conflit. L’écrivain camerounais Mongo Beti a été l’un des premiers à écrire sur ce conflit, puis Achille Mbembe, Meredith Terretta et d’autres historiens ont suivi. Ma thèse [publiée chez L’Harmattan en 2020] portait sur l’assassinat politique de leaders africains comme les indépendantistes camerounais Ruben Um Nyobé ou Félix Moumié. Tous ces travaux sont globalement restés dans les sphères universitaires et militantes, notre mission est donc de les faire connaître au plus grand public.
Votre commission pourra accéder aux archives « secret-défense ». Que pensez-vous y trouver ?
Durant ma thèse, je n’ai pas eu accès à certaines archives. Il y a des assassinats qui sont moins documentés que d’autres et j’espère que ces nouveaux documents vont permettre de nous éclairer sur des procès expéditifs comme celui d’Ernest Ouandié en 1971, l’un des derniers grands leaders de l’UPC, et sur les exécutions d’opposants comme Martin Singap, tué en 1961. Qui a tiré ? Qui a donné l’ordre ? Il nous faut comprendre et reconstituer avec exactitude les faits et les responsabilités. Je pense qu’il y a encore beaucoup de choses à dire.
« Nous devons creuser, identifier des acteurs qui sont passés sous les radars »
Et au-delà des 230 cartons qui nous sont proposés, entre autres par le service historique de la Défense, nous devons creuser, enquêter sur des personnalités qui n’ont pas été assez étudiées, identifier des acteurs – et des actrices – qui sont passés sous les radars. Au-delà des archives nationales, des petits-fils de militaires français ou d’anciens maquisards camerounais nous ont déjà contactés pour nous confier leurs archives privées. C’est dire l’attente que suscite cette commission.
Comme pour l’Algérie et le Rwanda, Emmanuel Macron est-il prêt à reconnaître certaines responsabilités de la France au Cameroun ?
Tout à fait. A l’issue des travaux de la commission, nous aurons des propositions d’actes mémoriels à faire aux autorités politiques. C’est encore trop tôt pour en parler.
Et qu’en est-il pour l’Etat camerounais ?
Je ne sais pas, mais avec sept chercheurs camerounais qui travaillent au sein de la commission, nous prendrons tous notre part de responsabilité. Je peux vous dire que les deux présidents sont impliqués dans ce projet.
Etes-vous convaincue de la sincérité du travail mémoriel d’Emmanuel Macron ?
Emmanuel Macron est président de la République, moi je suis historienne ; nos préoccupations ne sont pas forcément les mêmes. J’estime que c’est le bon moment pour entamer ce travail, je le vois comme une opportunité historique. Un tel projet ne se refuse pas et je n’aurais pas accepté cette mission si elle n’était pas indépendante. L’histoire met du temps à s’écrire et elle n’a jamais fini d’être écrite.