De nombreux périls menacent l’Occident. En politique, toutefois, ils ne portent qu’un nom : l’extrême droite. Aux Etats-Unis, la présidentielle de novembre risque de conduire à la réélection de Donald Trump, candidat dont l’absence totale de scrupules et de sincérité, la détestation du droit et des institutions, la fabrication de boucs émissaires, la fanatisation de ses partisans et le penchant pour la violence verbale et physique le rapprochent chaque jour davantage de la définition du fascisme.
En Europe, les scrutins de cette fin de semaine – dimanche 9 juin en France – voient se profiler la prééminence inédite de listes nationalistes qui procèdent toutes de cette idéologie xénophobe et raciste. Au pouvoir dans plusieurs pays, à ses portes dans d’autres, ces partis affichent une entente de façade et des programmes en trompe-l’œil qui ne peuvent guère entretenir d’illusions sur les conséquences de leur éventuelle prise de contrôle des institutions : l’affaissement de l’Union et de ses valeurs communes, l’affaiblissement de chaque nation, rendue à son isolement, les conflits ajoutés à la guerre qui frappe de nouveau notre continent.
Dans la grande perte de repères qui caractérise notre époque, à quoi reconnaît-on l’ampleur et l’imminence d’un danger ? A la vigueur de sa négation. De la même manière que la catastrophe climatique en cours continue d’être mise en doute, cette menace politique majeure ne cesse d’être relativisée. L’expression « extrême droite » en vient aujourd’hui à être attaquée, alors que des politistes et des polémistes rivalisent d’imagination pour trouver de nouvelles dénominations qui maquillent l’histoire et les obsessions persistantes de ces formations. Des chaînes de télévision ou des journaux réputés s’emploient à réduire les derniers obstacles qui gêneraient la circulation des idées considérées encore récemment comme honteuses. L’opinion, y compris au sein des cercles dirigeants, s’acclimate peu à peu au sentiment que tout cela ne serait pas si grave.
Funeste aveuglement. Car quels que soient les noms que l’on invente, quelles que soient les périphrases que l’on emploie, cette banalisation s’opère autour d’un axe immuable : l’extrême droite continue de se construire sur la constitution d’un bouc émissaire, sur la stigmatisation des étrangers et sur le rejet de catégories entières de la population. Loin de défendre nos nations, ce système ne peut que corrompre les fondements de nos démocraties.
Grande tromperie historique
Les partis nationalistes en lice pour ces élections européennes ont eux-mêmes largement contribué à cette minimisation des risques qu’ils représentent. D’abord en laissant croire qu’ils seraient capables de constituer un front durablement uni au sein des institutions de l’Union. Rien n’est moins garanti. Il suffit de se souvenir à quelle vitesse, après l’agression de l’Ukraine par la Russie, la Pologne s’est éloignée de la Hongrie, pays dont elle était jusqu’alors si proche dans le groupe de Visegrad, pour mesurer à quel point ces conglomérats d’égoïsmes nationaux ne restent jamais cohérents. Le repli derrière ses frontières nuit fatalement aux compromis indispensables à toute politique commune.
Mais la plus grande tromperie est historique. C’est d’être arrivé à faire croire que la victoire s’impose naturellement au moment même où les choix stratégiques s’effondrent. Au cours des cinq années qui viennent de s’écouler depuis la précédente élection, l’Union européenne (UE), tant honnie, tant combattue par chacun de ces partis, n’a jamais paru aussi utile, autant nécessaire. C’est évident face à la guerre déclenchée par Vladimir Poutine en Ukraine. C’est flagrant face à la montée en puissance chinoise, et peut-être face aux adaptations douloureuses qu’imposerait un retour de Donald Trump à la Maison Blanche. C’est tout aussi vrai face au risque de nouvelles pandémies, comme l’a démontré celle du Covid-19, que face à la crise climatique, même si, sur ce point, la volonté est en train de se relâcher dangereusement.
Alors qu’ils ont sous les yeux les effets délétères du Brexit – déclenché par une clique de responsables politiques très proches des listes d’extrême droite qui briguent leurs suffrages sur le continent –, les Européens considèrent dans leur très grande majorité, selon plusieurs études, que leur pays a bénéficié de l’Union. En dépit de ses erreurs de conception, de ses défauts de fonctionnement, des ratés actuels de son moteur franco-allemand, l’UE paraît infiniment plus pertinente aujourd’hui qu’elle pouvait l’être au début de ce siècle.
De ce point de vue, la métamorphose de la présidente du conseil italien, Georgia Meloni, en bonne élève de Bruxelles, après avoir compté parmi ses critiques les plus virulentes, vaut comme un acte de reddition. Beaucoup moins habile, le programme défendu en France par Jordan Bardella, tête de liste du Rassemblement national (RN), plein de faux-semblants et de contradictions, ressemble davantage à un aveu d’impuissance. Dès lors, pourquoi voter, aussi massivement que les sondages le pressentent, pour des partis qui se sont toujours trouvés à contresens de la logique et de l’histoire de l’Union européenne, et aujourd’hui à rebours du regain d’intérêt qu’elle suscite ?
Faillite stratégique
En France, de nombreux facteurs, sociaux, économiques, culturels, peuvent expliquer l’avance promise à la liste conduite par Jordan Bardella, au-delà de l’engouement circonstanciel qui s’est fixé sur sa personnalité lisse. Mais si l’on s’en tient au strict champ politique, les responsabilités peuvent être réparties sur l’ensemble du spectre. A droite, il reste à écrire le très long récit de la faillite stratégique, intellectuelle et morale qui a conduit, depuis des années, à s’aligner sur les thèmes de l’extrême droite, au point de paraître les répéter en léger différé. En dépit d’une campagne digne, François-Xavier Bellamy ne peut que constater les dégâts : la place est maintenant occupée, la crédibilité a changé de camp.
Un peu plus au centre, le président de la République se retrouve confronté à l’échec de l’un de ses objectifs affichés, la diminution du vote RN et de ses causes, sur son terrain de prédilection, l’Europe. De fait, sa stratégie, ces dernières années, oscillant sans cesse entre condamnation et course-poursuite sur ses thématiques, n’a jamais compensé le rejet de sa personne et de sa pratique du pouvoir, facteur majeur de vote protestataire d’après nombre d’études. De la même manière que la suractivité maladroite de Gabriel Attal n’a jamais aidé la tête de liste de la majorité, Valérie Hayer, au cours de cette campagne.
Tout à gauche enfin, le problème est venu de La France insoumise et du choix de son leader, Jean-Luc Mélenchon, de placer le conflit israélo-palestinien au centre de la campagne européenne. Si atroce soit la litanie des morts à Gaza, sous les bombes de l’armée israélienne, après les massacres du 7 octobre 2023 commis par le Hamas, cette imposition d’un thème presque unique à la campagne apparaît aussi artificielle que lorsque l’extrême droite s’efforce de restreindre le débat aux questions d’immigration et de sécurité. De multiples provocations et outrances ont de plus été formulées à ce sujet, au risque d’alimenter un antisémitisme qui n’est absolument pas « résiduel » en France contrairement à ce qu’a cru bon d’avancer M. Mélenchon. Si elle perdure, cette conception d’un engagement sectaire et clientéliste, renforcée pendant la campagne par des attaques incessantes contre le principal rival, Raphaël Glucksmann, tête de liste du Parti socialiste et de Place publique, réduira durablement à néant les chances de parvenir au pouvoir, tout en renforçant dangereusement celles d’y légitimer l’extrême droite.
Il faut souhaiter que cette agitation ne détourne pas les innombrables indécis ou indifférents à ce scrutin et qu’ils puissent se mobiliser pour conjurer in extremis, dans les urnes, le péril d’une Union européenne paralysée par l’extrême droite.