mercredi, juillet 10, 2024
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L’explosion des troubles mentaux juvéniles en France, symptôme d’une société post-pandémique



Une étude avancée par le Haut conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge tire la sonnette d’alarme : la consommation chez les enfants de médicaments psychotropes comme les antidépresseurs a doublé en dix ans. Faut-il y lire le signe d’une société plus anxieuse ou une dramatisation des troubles psychiques ? France 24 est allé à la rencontre de ces jeunes, de leurs parents, de psychologues, psychiatres et autres spécialistes des souffrances juvéniles.

« T’as vu comme t’es grosse ? » Aux grincements métalliques de la balançoire se mêlent les moqueries d’un jeune garçon. « En cet été 2021, dans cette petite ville d’Isère, ce n’étaient là que de simples mots », se rappelle Nina, 15 ans. Mais il existe des paroles plus dangereuses que les coups. Quelques jours plus tard, elle commence à sauter la plupart des repas. L’anorexie prend alors le contrôle de sa vie. « J’en pouvais tellement plus d’être moi, que j’avais envie de ne plus exister », confie Nina. Une trentaine de fois, l’adolescente a tenté de mettre fin à ses jours. La violence de son récit tranche avec ses traits enfantins.

Désormais déscolarisée après plusieurs séjours en hôpital psychiatrique, Nina est sous antidépresseurs. Comme toujours plus de jeunes, selon les chiffres récemment avancés par le Haut conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge (HCFEA) : chez les enfants, la consommation de médicaments dits psychotropes a doublé en dix ans. Parmi ces médicaments, les antidépresseurs, dont les prescriptions ont augmenté de 62 % entre 2014 et 2021.

« Ce constat est juste », confirme Thierry Delcourt, pédopsychiatre. Comme ses confrères, ce spécialiste des troubles infantiles essaie de prescrire aussi rarement que possible. Mais les prescriptions de psychotropes sont essentiellement signées par des médecins généralistes. « Ceux-ci sont encouragés par l’industrie pharmaceutique », avance le psychiatre. Le mot d’ordre de Big Pharma ne diffère pas de celui des autres industries, résume Thierry Delcourt : il faut vendre.

Née aux États-Unis, cette dérive associe immédiatement le moindre trouble de l’attention ou autre comportement disruptif à une pathologie psychique. Et face à ces maladies supposées, on propose un remède chimique, explique le psychiatre.

Ainsi « décomplexées », les prescriptions de psychotropes ne sauraient donc être appréhendées comme un indicateur de la prévalence des troubles, prévient Xavier Briffault, chercheur en sciences sociales et philosophie de la santé au CNRS. Pour lui, c’est là un lien de causalité fallacieux, avancé par les tenants de la prescription à tout-va : « Les enfants souffrent, nous leur prescrivons le remède. » On dramatise et on « médicamentise » avant même d’écouter, renchérit le psychiatre Thierry Delcourt.

Mais cette dramatisation n’enlève aucune réalité au drame, explique-t-il : « Je reçois entre dix et quinze demandes de rendez-vous pédopsychiatriques par jour. » Débordé, comme tous ses confrères, ce spécialiste des troubles infantiles n’est en mesure de répondre qu’à une ou deux requêtes par jour.

Les stigmates du Covid-19

« Pire : pour cette majorité de cas où il n’est pas médicalement justifiable, le réflexe médicamenteux va empirer le mal qu’il est supposé combattre », s’alarme Thierry Delcourt. Sur la route de leur développement individuel, enfants ou adolescents peuvent naturellement rencontrer des difficultés, et celles-ci correspondent à des étapes, explique le médecin. « Lorsqu’on permet à un jeune de comprendre la nature de son anxiété, il la surmonte, car comprendre, c’est guérir. En gommant les symptômes d’un mal-être, les psychotropes aident réellement, mais ne guérissent jamais », conclut l’auteur de « La Fabrique des enfants anormaux » (éd. Max Milo).

Ces troubles psychiques individuels constituent une nouvelle réalité sociétale, s’inquiète Xavier Briffault. Pour lui, la prévalence des troubles mentaux chez les moins de 25 ans observée lors de la période pandémique est « inédite dans l’histoire de l’humanité ».

« Le 17 mars 2020, les jeunes apprenaient sur les lèvres d’Emmanuel Macron que leur pays était ‘en guerre’ et qu’ils allaient être confinés chez eux jusqu’à nouvel ordre. L’irruption de cet impensable a ébranlé en eux tout sentiment de prévisibilité », explique le sociologue. Privés de cette stabilité lors d’une étape cruciale de leur développement, les enfants de la période pandémique pourraient, selon lui, en conserver toute leur vie les stigmates.

Chez certains jeunes en proie à des troubles mentaux, la fin des confinements a d’abord suscité l’euphorie, note Valérie Chevalier, monitrice d’atelier dans un établissement et service d’aide par le travail (Ésat) de Paris, où elle encadre des personnes en situation de handicap mental et psychique. Mais au fil des mois qui ont suivi, le « monde d’après » s’est obscurci : en 17 ans de carrière, Valérie Chevalier n’a jamais vu autant d’usagers devoir quitter la structure pour effectuer des séjours en hôpital psychiatrique. Une autre tendance l’inquiète : des pathologies aussi sévères que la schizophrénie touchent des adolescents bien plus jeunes qu’autrefois. Certains n’ont que 13 ans.

Verbalisation des troubles mentaux

Sa propre fille, âgée de 19 ans, a vu l’anxiété envahir son existence au rythme des confinements. L’été dernier, Emmy est revenue des épreuves du bac en larmes. Paralysée par une indicible panique, la jeune fille n’est pas parvenue à passer le seuil de la porte de la salle d’examen. Souffrant comme elle de refus scolaires anxieux, de plus en plus d’élèves n’arrivent plus à prendre le chemin de l’école, rapporte Gabrielle Auzias, jeune psychologue en collège et école primaire. Des enfants n’auraient jamais osé se prêter à de tels comportements « autrefois », grommèlent certains, parmi la génération des grands-parents. « Peut-être, mais la verbalisation est préférable à la névrose », répond le pédopsychiatre Thierry Delcourt.

Cette verbalisation des problèmes de santé mentale est symptomatique de notre modèle socio-économique, analyse Xavier Briffault : plus une société se complexifie, plus elle requiert de capacités relationnelles. En clair, si la société industrielle reposait sur la force physique des travailleurs, les sociétés tertiarisées sont construites autour des capacités cognitives de leurs membres. Et cette préoccupation trouve aussi une justification sur le plan économique, estime le sociologue : les troubles psychiques représentent la principale dépense de l’assurance maladie.

À l’heure de la psychologie positive, l’omniprésence des questions de santé psychique dans les librairies comme sur les plateaux télévisés s’explique aussi par une injonction : celle d’aller bien. Mais face aux défis de notre siècle, ne faudrait-il pas au contraire considérer la dépression comme une forme de lucidité ? Assurément, répond le chercheur : non inféodés à la « tyrannie du bonheur », les dépressifs feraient selon lui des évaluations plus réalistes des problèmes auxquels nous sommes confrontés. C’est ici que s’esquisse peut-être une lueur d’espoir : « La lucidité face à l’état du monde est un moteur de l’action. »



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