De notre envoyée spéciale à Caen – À partir du 6 juin 1944, 156 000 soldats alliés débarquent sur les plages de Normandie. Pour ceux qui survivent, ce « jour le plus long » laisse de nombreuses séquelles psychologiques. Cauchemars, angoisses… À une époque où les troubles du syndrome post-traumatique (TSPT) étaient encore mal connus, les vétérans ont souvent été laissés seuls face à leurs souvenirs traumatisants. Quatre-vingts ans plus tard, des spécialistes expliquent comment le D-Day a marqué leurs vies mais aussi celles de leurs enfants.
Pour que le Débarquement de Normandie, le 6 juin 1944, soit un succès, trois conditions importantes devaient être réunies. D’abord, la lune devait être pleine afin que les parachutistes alliés aient une bonne visibilité. Ensuite, la marée devait être suffisamment basse pour permettre à des milliers de péniches d’atteindre les plages d’Utah, d’Omaha, de Juno, de Gold et de Sword. Enfin, il fallait un brouillard matinal à l’horizon pour cacher aux forces allemandes l’arrivée de cette « opération Overlord ».
Parmi les milliers de soldats alliés qui ont débarqué sous cette météo morose ce jour-là se trouvaient le parachutiste américain Arthur « Dutch » Schultz et le Britannique de la Royal Navy Thomas Nicholls. Tous les deux ont combattu sur les plages de Normandie, et tous les deux y ont survécu. Mais cette journée aura profondément marqué le restant de leurs vies. Les deux hommes sont rentrés chez eux avec différents symptômes de stress post-traumatique : pensées intrusives, irritabilité, anxiété, dépression, cauchemars… Des troubles qui, s’ils ont tenté de les gérer différemment, ont eu un impact durable sur leur famille, et en particulier sur leurs enfants.
Le 21 mai 2024, sous la même bruine qu’il y a 80 ans, 30 experts du monde entier se sont réunis sur les sites historiques du Débarquement en Normandie pour discuter des conséquences de cet événement historique sur la santé mentale de ceux qui y ont survécu. Et outre les troubles développés par ces vétérans, plusieurs chercheurs ont constaté que leurs enfants portaient eux-aussi des stigmates.
Une pathologie passée sous silence
Si le trouble de stress post-traumatique (TSPT, PTSD en anglais) – des troubles psychiatriques qui interviennent après un moment traumatisant – est aujourd’hui largement documenté, les traumatismes liés à la guerre ont mis des décennies à être reconnus par le corps médical, rappellent de concert les spécialistes présents à ce colloque international.
Après la Première Guerre mondiale, la panique, les tremblements et les troubles du sommeil vécus par certains soldats étaient connus sous le nom de « shell shock (choc d’obus, NDLR) », et considérés comme une réaction directe aux explosions de ces engins. Certains médecins parlaient aussi de « névroses de guerre », ou de « fatigue de combat ». Et tous ces termes entretenaient une même croyance : les troubles devaient être temporaires et disparaître rapidement aussitôt les hommes rentrés du front.
Il faut attendre 1980, dans le sillage de la guerre du Vietnam, pour que l’horreur du champ de bataille soit considérée pour la première fois comme une cause à part entière de traumatisme. C’est alors que le terme TSPT voit le jour dans un ouvrage américain, le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM), publié par l’American Psychiatric Association, pour définir et classer les troubles mentaux.
« Aujourd’hui, nous savons que pour qu’une personne développe un TSPT, il faut qu’elle ait vécu un événement traumatique mettant sa vie en danger, comme le Débarquement », résume Sonya Norman, professeure de psychologie clinique à l’université de Californie de San Diego, qui a traversé l’Atlantique pour participer à ce colloque en Normandie.
Pendant près de 40 ans, face à leurs angoisses, les vétérans de la Seconde Guerre mondiale se sont ainsi retrouvés face à une absence de diagnostic clair, rendant difficile la recherche d’un traitement approprié.
Les mythes du soldat
À l’absence de données médicales, viennent par ailleurs s’ajouter les mythes entourant l’image du soldat, détaillent les spécialistes. Le discours dominant était celui de la « Grande Génération », qui s’était battue héroïquement dans ce que l’on appelait la « Bonne Guerre » et qui était revenue du champ de bataille en bonne santé et bien équilibrée. Certains disaient aux vétérans, lorsqu’ils exprimaient un mal-être : « la guerre est finie, mon pote, reprends-toi », soupire Carol Schultz Vento, la fille du parachutiste américain Arthur Schultz.
Elle-même se souvient de ces mythes déployés sur les écrans et du contraste frappant entre les représentations de la Seconde Guerre mondiale au cinéma et la réalité vécue par son père sur le terrain. En 1962, ce dernier devient l’un des héros du film « Le jour le plus long ». Sauf que son personnage, interprété par l’acteur Richard Beymer, ne vit pas du tout la même histoire. À l’écran, il est victime d’un attentat à la bombe et se perd à l’atterrissage de son parachute. Il erre seul et n’atteint jamais les combats.
« Je n’ai découvert que 30 ans plus tard que, oui, mon père s’était perdu lors du Débarquement. Mais, en réalité, il a bel et bien pris part aux combats », raconte-t-elle. Et de préciser : « il a trouvé d’autres soldats, a essuyé des tirs violents et a assisté à la mise à mort d’un compatriote américain blessé. »
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Selon de nombreux anciens combattants de la Seconde Guerre mondiale et leurs enfants, il faut attendre le film de Steven Spielberg « Il faut sauver le soldat Ryan », en 1998, pour que l’horreur de la guerre soit réellement montrée à l’écran. « Mon père m’a dit que c’était le film le plus réaliste qu’il ait jamais vu pour ce qui est de montrer ce qu’il s’est passé pendant la guerre », insiste Carol Vento.
Traumatisme secondaire
Au-delà de la gravité des troubles subis, « le syndrome de stress post-traumatique aura aussi un impact sur la façon dont le patient va être parent. Et souvent, les enfants en souffrent », poursuit Diane Elmore Borbon, directrice exécutive de l’International Society for Traumatic Stress Studies (ISTSS), en parcourant les dunes d’Utah Beach. « Mais à l’époque, les vétérans ne se rendaient pas compte des conséquences que leur traumatisme pouvait avoir sur leurs enfants et même sur leurs petits-enfants. »
À 72 ans, Carol Vento, qui vit aujourd’hui dans le New Jersey, admet que les premiers souvenirs qu’elle garde de son père sont ceux d’un homme qui « buvait », mais qui « fonctionnait très bien ». Un « bon père impliqué », résume-t-elle, se rappelant comment, lorsqu’elle et sa sœur étaient enfants, il avait l’habitude de les faire marcher au garde-à-vous en jouant, comme pour constamment rappeler qu’il avait été soldat. Même s' »il n’en parlait pas beaucoup », confie-t-elle.
Mais à ses 13 ans, lorsque ses parents divorcent, les symptômes de son père s’aggravent. Après la séparation, « il a sombré dans un alcoolisme et une dépression beaucoup plus graves… Il s’est effondré », décrit-elle, évoquant plusieurs tentatives de suicides. Malgré un passage en cure de désintoxication, elle se souvient d’un père devenu distant, avec des cauchemars récurrents.
Il manque ainsi plusieurs moments importants de la vie de sa fille, comme sa remise de diplôme à la fin du lycée. « J’ai été blessée et je me suis sentie un peu abandonnée. Mais en même temps, j’avais pitié de lui. »
Pendant ces années, « je suis devenue la sauveuse », poursuit Carole Vento. « C’est un lourd fardeau mais quand vous traversez quelque chose [de difficile dans la vie], vous pensez que c’est normal. Je n’ai réalisé qu’après une longue thérapie qu’il s’agissait en fait d’une ‘parentification' » – la relation parents-enfants s’est inversée, l’enfant assumant des responsabilités de soins au détriment de ses propres besoins de développement.
Si à la fin des années 1960, Arthur Schultz a réussi à se reprendre en main, devenant sobre et dédiant le reste de sa vie à diriger des programmes de réhabilitation des toxicomanes et des alcooliques à Philadelphie, pour sa fille, les séquelles sont restées.
Ce n’est cependant qu’à la quarantaine, lors de sa première expérience de psychothérapie, que Carol Vento comprend comment le traumatisme de son père l’a impactée. « Mon thérapeute m’a demandé ce que je ressentais et je lui ai répondu : ‘Que voulez-vous dire par “ressentir” ?’ J’étais incapable de l’exprimer », raconte-t-elle. C’est un déclic.
Il y a un an et demi, elle a finalement décidé d’entamer une thérapie du traumatisme avec un spécialiste. « On m’a dit que je souffrais certainement d’un syndrome de stress post-traumatique secondaire », termine-t-elle.
La transmission de la résilience
A l’instar des études sur le TPST, la recherche autour de l’impact de ces troubles sur les familles est encore très récente. Si certains travaux se sont focalisés sur le « traumatisme intergénérationnel » des survivants de la Shoah, les recherches plus globales sur les familles d’anciens combattants de la Seconde Guerre mondiale sont beaucoup plus rares.
« Nous avons constaté que les traumatismes ont des effets sur plusieurs générations, mais nous ne pouvons pas dire s’il s’agit d’un phénomène naturel ou acquis, avec des liens génétiques », détaille Sonya Norman, de l’université de San Diego. « Nous savons cependant que les taux de dépression, d’anxiété et de stress sont plus élevés chez les enfants qui ont été élevés par un parent avec un syndrome de stress post-traumatique. »
« Mais on voit que ces familles font aussi preuve d’une incroyable résilience », continue Diane Elmore Borbon, de l’ISTSS. « Pour beaucoup de gens, l’expérience de la guerre a aussi aidé à donner un sens à leur vie. »
Le soldat britannique Thomas Nicholls n’avait que 19 ans le jour où il a débarqué sur les plages de Normandie avec la Royal Navy britannique. Envoyé en renfort aux côtés de soldats canadiens, il essuie des tirs allemands sur les plages de Juno Beach et reçoit l’ordre de récupérer des corps de soldats dans la mer. « Ce sont des souvenirs qu’il n’a jamais partagés avec moi. Je crois qu’il voulait me protéger », confie son fils, Philip Nicholls.
Aujourd’hui âgé de 62 ans, il se souvient, comme Carol Vento, d’une enfance avec un père distant, qui restait mutique sur son histoire normande. Ce n’est que vers les vingt ans de son fils qu’il accepte finalement de lui raconter son histoire, « chaque semaine, devant quelques verres dans un pub ». « Je voulais en savoir plus », explique Philipp Nicholls. « Je voulais savoir pourquoi il avait refoulé son passé pendant 40 ans. » Au point, admet-il, que son obsession pour le passé de son père a « ruiné son premier mariage. »
Avec du recul, le fils du vétéran se dit fier du stoïcisme de son père. « Je suis étonné qu’il ait pu tenir pendant quatre décennies », explique-t-il, assurant avoir hérité de sa force et de sa capacité « à faire face » aux épreuves de la vie. « Malgré tout, j’aurais aimé avoir plus de bonnes années avec lui. J’en ai eu 25. J’aurais aimé en avoir 45 », termine-t-il doucement, les larmes aux yeux.
Cet article a été adapté de l’anglais par Cyrielle Cabot. L’original est à retrouver ici.