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« L’armée russe avance, mais il s’agit d’un grignotage, pas d’une guerre de mouvement »


« Le front est actif sur une longueur de 700 kilomètres. L’armée russe avance, mais il s’agit d’un grignotage réalisé par l’infanterie, pas d’une guerre de mouvement », explique Emmanuel Grynszpan, journaliste au service International du Monde, qui vient de rentrer après un séjour en Ukraine au début du mois de juillet. Y a-t-il une réelle avancée russe ou le front est-il gelé ? Qu’en est-il des missiles longue portée livrés à l’Ukraine ?

Il a répondu aux questions des internautes dans un tchat mardi 23 juillet 2024. Les Russes n’apparaissent pas en mesure d’exploiter des brèches, par exemple pour encercler et détruire des poches ukrainiennes. Donc le front bouge, selon Emmanuel Grynszpan, mais très lentement, avec des pertes trois ou quatre fois plus lourdes pour la Russie que pour l’Ukraine.

Citoyen européen : De ce que vous avez pu voir sur le terrain, est-ce que les armes américaines et européennes sont enfin arrivées sur le front ?

Emmanuel Grynszpan : Des armes fournies par les alliés occidentaux parviennent régulièrement aux forces armées ukrainiennes. Il y a eu un hiatus pendant quelques mois au début de l’année sur les munitions d’artillerie et sur les missiles de la défense antiaérienne. D’après ce que j’ai entendu au début de juillet, lors de mon dernier voyage en Ukraine, les munitions fournies par les alliés occidentaux sont de retour, mais en volume insuffisant. Le rapport de feu constaté au printemps était extrêmement défavorable (jusqu’à dix obus russes tirés pour un obus ukrainien) ; il est désormais moins défavorable, aux environs de cinq pour un.

Pinthon : Savez-vous si les avions F16 promis à l’armée de l’air ukrainienne sont arrivés sur le sol ukrainien ? Les pilotes formés pour prendre les commandes de ces aéronefs seront-ils prêts et ces chasseurs peuvent-ils changer la phase des combats ?

Emmanuel Grynszpan : Il n’existe aucune preuve visuelle de la présence de F-16 dans le ciel ukrainien. S’ils sont déjà déployés sur une ou plusieurs bases ukrainiennes, ils sont soigneusement camouflés, parce que la Russie bombarde sans arrêt les aérodromes les plus susceptibles de les accueillir.

Je n’ai aucune compétence pour juger de l’aptitude des pilotes ukrainiens, mais ni les pays fournisseurs de F-16 ni Kiev n’ont intérêt à envoyer en mission des pilotes insuffisamment formés. Des échecs en série avec les F-16 seraient une immense déception pour les Ukrainiens et pour leurs alliés. Des pertes sont cependant inévitables, sachant que la défense antiaérienne russe reste redoutable.

Le consensus chez les experts de l’aviation est que les F-16 pourront rééquilibrer la maîtrise du ciel, infliger des pertes importantes aux dispositifs radars et antiaériens russes, repousser les bombardiers russes afin de réduire les frappes de bombes planantes guidées, et peut-être même participer à la chasse aux drones d’attaques et aux missiles de croisière russes qui frappent régulièrement l’arrière du front. Personne ou presque ne pense que les F-16 sont une arme capable à elle seule de renverser le cours de la guerre.

Olivier : Le souhait de Zelensky de voir la Russie participer à des pourparlers de paix est-il un aveu de faiblesse devant la situation sur le front ? Les Russes ont-ils le moindre intérêt à profiter de cette ouverture pour commencer à discuter avec Kiev ?

Emmanuel Grynszpan : Volodymyr Zelensky a probablement voulu démontrer aux Occidentaux ainsi qu’aux pays du Sud global qu’il reste ouvert à la négociation. C’est davantage une posture à ce stade qu’une proposition concrète. Le fait que les Russes n’aient pas été invités à la première conférence de paix (en Suisse) a été mal perçu par des puissances diplomatiques comme la Chine et l’Arabie saoudite. Il s’agit donc pour l’Ukraine de corriger le tir.

Moscou est aussi dans une posture déclarative « favorable à la paix », mais avec des exigences s’apparentant à une capitulation ukrainienne. Vladimir Poutine pense que le temps joue en sa faveur. Il pense que le front uni des Occidentaux va se défaire et compte sur une victoire de Donald Trump en novembre, qui pourrait déboucher sur un ultimatum à Kiev : cessez-le-feu immédiat, concessions territoriales ou arrêt des livraisons d’armes. Les positions des deux camps sont maximalistes actuellement et un accord semble très loin.

Erwan : Une contre-offensive ukrainienne sur le terrain est-elle encore envisageable ? En Crimée ? Ou s’oriente-t-on vers une solution diplomatique avec cession de territoires ?

Emmanuel Grynszpan : Une contre-offensive ukrainienne d’ampleur est hors de question dans les mois qui viennent. Il n’y a pas assez de ressources en munitions ou en blindés, ni de troupes d’assaut fraîches, formées et disponibles. Les Ukrainiens sont en posture défensive sur tout le front. Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas d’attaques ukrainiennes, mais ce sont de petites opérations de harcèlement des forces russes.

Il n’est pas exclu que la situation change en faveur des Ukrainiens l’année prochaine, principalement si la campagne de mobilisation aboutit au recrutement de suffisamment d’hommes et donc de forces de bonne qualité et déterminées. Il faut aussi que le soutien matériel des Occidentaux augmente significativement (grâce à une montée en cadence des industries de défense européennes et américaines). Côté russe, les immenses ressources humaines et matérielles subissent une forte attrition, il n’est donc pas impossible que des faiblesses apparaissent de leur côté. La guerre est l’activité humaine la plus imprévisible qui soit.

JST : Qu’en est-il des missiles longue portée livrés à l’Ukraine ? Les utilise-t-elle ?

Emmanuel Grynszpan : D’après mes informations et les images publiées des deux côtés du front, l’Ukraine utilise des missiles de moyenne portée (150 kilomètres). Cependant, à ma connaissance, rien n’a été livré permettant des frappes plus en profondeur (comme le Taurus allemand). Les Ukrainiens conçoivent et produisent des drones capables de frapper jusqu’à 1 000 kilomètres derrière les lignes russes.

ELOI92 : Quel est l’état d’esprit des jeunes générations notamment à Kyiv ? Sont-ils mobilisés ou résignés ?

Emmanuel Grynszpan : Globalement, les jeunes Ukrainiens affichent leur patriotisme, qui est loin d’aller toujours jusqu’à un engagement à prendre les armes. Certains se contentent de porter un tee-shirt aux couleurs de l’Ukraine, d’autres donnent de l’argent à des fonds équipant l’armée. Les plus engagés travaillent comme volontaires dans une myriade d’organisations aidant l’armée. Et enfin, les plus résolus s’engagent volontairement soit dans l’armée soit dans des formations paramilitaires intégrées sous le commandement de l’état-major.

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J’ai aussi constaté une résignation d’une partie de la jeunesse. J’entends de plus en plus fréquemment l’opinion selon laquelle ce conflit va durer très longtemps, qu’il est impossible de reprendre le Donbass par les armes, et à quoi bon puisqu’il est détruit ? C’est un discours qui monte, mais seul un sondage peut déterminer son poids dans l’opinion publique.

Il existe un phénomène de jeunes hommes terrorisés à l’idée d’être mobilisés contre leur gré dans l’armée, et qui restent cloîtrés chez eux. Tout le monde connaît personnellement de tels cas.

Sébastien : J’ai lu que l’armée russe subit de lourdes pertes quotidiennement, et ce depuis des mois déjà. On parle de 1 000 morts par jour, de nombreux equipements détruits, des tactiques d’assauts rudimentaires (à moto, en golf cart provenant de Chine…). Inversement les pertes ukrainiennes seraient bien moindres. Qu’en est-il réellement ?

Emmanuel Grynszpan : L’état-major ukrainien publie effectivement quotidiennement de telles statistiques, mais il est impossible de chiffrer avec précision les pertes de l’autre côté du front. On peut déduire des images publiées de part et d’autre que les tactiques d’assaut russes (infanterie démontée, progressant sans blindage en terrain découvert sur des dizaines de kilomètres, parfois même sans gilet pare-balles) subissent de très lourdes pertes.

Mais la puissance de feu russe étant bien supérieure, notamment grâce aux bombes planantes guidées allant jusqu’à 3 tonnes capables de détruire n’importe quelle casemate, inflige sans doute des pertes importantes aux Ukrainiens également. En recoupant les estimations de plusieurs experts, je suppose que le rapport de pertes humaines est de 1 pour 3 à 1 pour 5, au détriment des Russes.

Maz : Diriez-vous que l’armée russe est plus performante dorénavant en terme tactique où est-elle encore old school, façon soviétique ?

Emmanuel Grynszpan : Toute armée tire profit de l’expérience de la guerre pour améliorer ses tactiques, ses armes, ses technologies et son commandement. Au minimum, une armée guerroyant dispose d’une grande masse de militaires entraînés au feu. Beaucoup de militaires ukrainiens m’ont dit que l’armée russe avait beaucoup progressé depuis 2022, en dépit du fait que les 200 000 hommes envoyés à l’attaque alors étaient tous des professionnels. L’expérience du feu est fondamentale, et l’armée russe dispose d’une armée surentraînée dont la dangerosité ne doit surtout pas être sous-estimée.

Justin : Vous parlez d’une campagne de mobilisation, mais est-ce que toutes les recrues potentielles n’ont pas déjà été trouvées depuis le début du conflit ? Existe-t-il vraiment encore une réserve significative au sein de la population ? L’avenir de cette guerre ne se joue-t-il pas là aussi ?

Emmanuel Grynszpan : Les Ukrainiens les plus déterminés à se battre sont probablement déjà dans l’armée. La mobilisation actuelle vise certainement des gens moins motivés, mais qui peuvent tout de même combattre à condition d’être correctement entraînés et équipés. Il reste indubitablement une réserve d’hommes et de femmes au sein d’une population égale ou supérieure à 30 millions d’individus. Vous avez raison, c’est aussi un paramètre fondamental de la guerre, mais nous n’en connaissons pas la valeur. Il serait prématuré aujourd’hui de dire que l’Ukraine n’a plus de perspective de victoire, simplement parce que la seconde vague de mobilisation est inférieure en qualité à la première. Le même problème se pose côté russe.

Narratives : Pensez-vous qu’il soit encore trop tôt dans le récit pour parler du coût de cette guerre pour l’économie européenne autrement que par la bouche d’ennemis de nos idées ?

Emmanuel Grynszpan : Il serait étrange de ne pas vouloir évaluer nos propres capacités en matières économiques, démographiques et autres, alors que nous faisons face à une situation de guerre sur le continent européen. Le coût de la guerre pour les Ukrainiens est incomparablement plus élevé que pour nous. Cela ne les empêche pas de résister.

Le Monde

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