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Charles Norman Shay, le vétéran amérindien qui soignait les blessés sur les plages du Débarquement


De notre envoyée spéciale à Caen – Originaire d’une réserve indienne du Maine, aux États-Unis, Charles Norman Shay fait partie des 500 Amérindiens à avoir débarqué sur les plages de Normandie le 6 juin 1944. Il avait à peine 20 ans. Quatre-vingts ans plus tard, cet ancien infirmier militaire a posé définitivement ses valises dans le Calvados, à quelques kilomètres de l’endroit où a eu lieu « le jour le plus marquant de sa vie ». Rencontre.

« Le seul exploit que j’ai accompli dans ma vie, c’est de n’avoir jamais été blessé ou tué. Je n’ai fait que mon métier », répète inlassablement Charles Norman Shay à ses visiteurs. Assis dans son grand fauteuil en cuir rouge, ses cheveux gris impeccablement coiffés, sa moustache finement taillée et sa cravate ajustée, celui qui célébrera ses 100 ans le 27 juin prochain contemple les vestiges de sa longue vie accrochés sur les murs. Ici, des médailles et décorations militaires, là, de vieilles photos de famille, de ses amis ou de compagnons de régiment. Un peu plus loin, une coiffe amérindienne, et, posées un peu partout, des petites statuettes de tortues – symbole commun à de nombreuses tribus amérindiennes, qui signifie la longévité et la sagesse. 

Charles Norman Shay se repose dans sa bibliothèque, décorée de ses nombreuses décorations militaires, photos de familles et d'amis, le 19 mai 2024.
Charles Norman Shay se repose dans sa bibliothèque, décorée de ses nombreuses décorations militaires, photos de familles et d’amis, le 19 mai 2024. © Cyrielle Cabot, France 24

Depuis 2017, cet Amérindien originaire d’une réserve du Maine, aux États-Unis, a décidé de poser définitivement ses valises près de Caen, dans le Calvados, à une vingtaine de kilomètres seulement de la plage où il a vécu, dit-il, « le jour le plus marquant de sa vie », le Débarquement du 6 juin 1944

« Je suis revenu pour la première fois sur les plages du Débarquement en 2007 et après cela, j’ai pris l’habitude d’être présent chaque année pour les commémorations », se souvient-il, avec un sourire. C’est à cette occasion, il y a plus de 10 ans, que Marie-Pascale Legrand lui a ouvert pour la première fois, puis chaque année, la porte de sa cossue bâtisse normande. À 62 ans, cette native de la région accueille depuis plus de 30 ans des vétérans américains au moment de ces grandes cérémonies annuelles. 

« Après des années de visites, de discussions, de correspondances par courrier et téléphone, nous sommes devenus de grands amis », raconte-t-elle. « Donc quand je suis venue lui rendre visite il y a quelques années, que j’ai vu son état de santé décliner et que personne ne pouvait l’aider, j’ai décidé de lui proposer de s’installer ici pour qu’il puisse se soigner.” 

« Il a accepté et je lui ai mis à disposition une partie de ma maison – notamment cette bibliothèque, qui est devenue son cocon », continue-t-elle. « Aujourd’hui, il fait partie de la famille. » 

« Quand Marie-Pascale m’a proposé de venir vivre en Normandie, j’étais très seul. Ma femme était morte quelques années auparavant. Aujourd’hui, je suis très heureux ici », abonde-t-il, adressant un sourire à sa bienfaitrice. 

« On m’a dit ‘tu vas devenir infirmier' »

Pourtant, pendant longtemps, venir en Normandie était « douloureux », admet le vétéran. « Beaucoup de mes amis sont morts sur ces plages. Moi, je suis encore là mais ça me fait toujours de la peine de penser à tous ceux qui ont péri. »

Charles Norman Shay est né le 27 juin 1924 au sein de la tribu amérindienne Penobscot. En 1943, en pleine Seconde Guerre mondiale, ce fils d’une militante pour les droits de son peuple, est, comme ses trois frères, appelé pour son service militaire – « une obligation pour les jeunes Amérindiens », précise-t-il. Tandis que ses frères sont respectivement envoyés dans les forces armées aériennes et dans la marine, lui, devient infirmier militaire. 

« On m’a envoyé suivre un entraînement militaire et on m’a dit ‘tu vas devenir infirmier’. Ce n’était pas mon choix, mais la mission qui m’a été confiée », résume-t-il, en haussant les épaules. « Au début, j’ai été envoyé à l’hôpital général d’Indianapolis. À ce moment-là, je me disais que c’était pas mal, que j’allais passer mon service militaire dans un hôpital. Mais le sort en a décidé autrement. »

Quelques mois plus tard, Charles Norman Shay, 19 ans, embarque depuis New York à bord du mythique Queen Elisabeth. Il traverse l’océan Atlantique et rejoint le petit port de Bridport, en Angleterre. Là, il est assigné à la première division d’infanterie, la Big Red One, comme infirmier de combat – « 16e régiment d’infanterie, second bataillon, compagnie F », récite-t-il, comme par réflexe. Commence alors sa préparation pour « une grande opération spéciale » des forces alliées – le futur Débarquement. 

Charles Norman Shay (en haut à droite) et son ami Édouard Morozewicz (au centre) lors de leur entraînement militaire en Angleterre, en 1944.
Charles Norman Shay (en haut à droite) et son ami Édouard Morozewicz (au centre) lors de leur entraînement militaire en Angleterre, en 1944. © DR

« Je ne sais pas combien d’hommes j’ai aidé »

Aujourd’hui, 80 années le séparent du jeune homme qu’il était au matin du 6 juin 1944. Et au moment de raconter « son jour le plus long », le vétéran ne cache pas sa « fatigue » de replonger dans ses souvenirs tant de fois relatés au cours de sa vie. « J’ai juste fait ce pour quoi on m’avait formé, et j’ai eu de la chance de survivre », répète-t-il. 

« Nous avons reçu l’appel très tôt le matin, vers 1 heure ou 2 heures, pour se préparer à quitter le navire et rejoindre des péniches de débarquement », raconte-t-il, mécaniquement. « Nous sommes arrivés sur la plage d’Omaha vers 5 heures du matin. La mer était plutôt calme. »

« Mais quand on a sauté dans l’eau, beaucoup de soldats étaient très chargés avec des mitrailleuses, des mortiers et des munitions. J’en ai vu beaucoup se noyer. Ils ne pouvaient pas nager et il n’y avait aucun moyen de les sauver », poursuit-il. Lui, avec son équipement plus léger d’infirmier, parvient à se frayer un chemin jusqu’à la plage. 

Il s’attèle alors à sa mission : soigner. « Je ne sais pas combien d’heures j’ai passées sur la plage. Il y a eu tant de blessés, tant de personnes dont il fallait s’occuper. Je ne sais pas combien j’en ai aidé. » 

Au milieu des soldats anonymes, Charles Norman Shay croise cependant l’un de ses amis, Édouard Morozewicz, lui aussi un infirmier de 19 ans américain, sévèrement blessé. « Nous nous étions rencontrés en Angleterre et nous nous étions entraînés ensemble. Nous étions devenus proches », raconte-t-il, la gorge nouée. « Quand je l’ai trouvé, il était blessé à l’estomac, avec une grosse hémorragie interne. Je savais que je ne pouvais pas le soigner. La blessure était trop importante et je n’avais pas les outils médicaux nécessaires. Je suis resté avec lui et il est mort dans mes bras ».

En fin d’après-midi, Charles Norman Shay, à bout de souffle, décide de remonter vers les terres. « Mais je suis tombé d’épuisement et me suis endormi en haut de la plage. Quand je me suis réveillé, j’étais entouré d’Allemands et d’Américains morts », termine-t-il. Il parvient finalement à reprendre son chemin, à rejoindre la commune que devait rallier son unité et retrouve d’autres survivants de son régiment. C’est sur cette plage, surnommée aujourd’hui « Ohama la sanglante », que le bilan du Débarquement fût le plus lourd – sur 34 250 hommes qui ont débarqué, 1 000 sont morts et 2 000 blessés ou disparus.  

Mais les combats ne s’arrêtent pas. Dans les jours qui suivent, le soldat continue de soigner les blessés sur le champ de la bataille de Normandie. Il accompagne ensuite les troupes américaines jusqu’en Allemagne où il est fait prisonnier en mars 1945. Il est libéré trois semaines plus tard. C’est alors la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Charles Norman Shay en 1944.
Charles Norman Shay, en 1944. © DR

Faire vivre la mémoire amérindienne

À l’issue du conflit, Charles Norman Shay revient brièvement aux États-Unis. Mais face aux difficultés à trouver un emploi, il décide de se réengager dans les forces armées. Au total, il passe vingt ans en uniforme militaire. Il combat pendant la guerre de Corée (1950-1953), toujours comme infirmier, puis participe à différents essais nucléaires dans le Pacifique. « Sans jamais être blessé », réitère-t-il encore fièrement.

Le vétéran quitte finalement l’armée en 1965 et s’installe à Vienne, en Autriche, où il devient archiviste pour les Nations unies. « C’est là aussi où j’ai rencontré ma femme Lily », s’exclame-t-il. « Ces années autrichiennes ont été particulièrement belles et festives », insiste-t-il, évoquant les « vacances à la montagne », les « fêtes en ville », « sa maison de campagne » et « son petit boulot de chauffeur de limousine pour arrondir les fins de mois ». « En conduisant parfois des célébrités comme Woody Allen », glisse en riant Marie-Pascale Legrand.

Pendant « ces douces années autrichiennes », le vétéran raconte avoir « occulté de sa mémoire » ses heures passées sur Omaha Beach. Ce n’est qu’à l’âge de 82 ans, poussé par des amis, qu’il décide de retourner en Normandie. 

Pour le vétéran, c’est un déclic. Dans les années qui suivent, il devient l’un des acteurs de la mémoire du Débarquement. Toujours aidé par Marie-Pascale, il raconte son histoire à des dizaines et des dizaines d’écoliers, organise des repas pour les vétérans, assiste à chacune des commémorations américaines. Mais surtout, il se donne pour mission de rendre hommage aux 44 000 Amérindiens qui ont participé à la Seconde Guerre mondiale et à ceux qui, comme lui, ont débarqué à ses côtés sur Omaha Beach. 

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Il est ainsi à l’initiative des premières cérémonies en leur honneur, qu’il préside prononçant notamment des prières traditionnelles amérindiennes. « Les premières années, j’étais le seul Amérindien présent dans les commémorations. Au fil des années, beaucoup nous ont rejoint. Nous avons réussi à mettre en avant leur rôle dans cette guerre. Il était important qu’on ne les oublie pas », se félicite-t-il. En juin 2017, comme symbole de ce travail de mémoire, une stèle au nom de Charles Norman Shay a été inaugurée aux abords d’Omaha Beach. En forme de tortue et sculptée par le neveu de Charles Norman Shay, elle rend hommage à tous les soldats amérindiens.

Mais s’il tient à assister à ces temps forts, il admet aujourd’hui vouloir « laisser cela derrière lui ». Pour continuer à faire vivre la mémoire des Amérindiens, il a décidé, il y a deux ans, de passer le relais à une autre Amérindienne, Julia Kelly, vétérane de la guerre du Golfe. De son côté, Marie-Pascale Legrand vient de publier la biographie de son ami. Une façon de s’assurer que son histoire continuera à être transmise. 



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