Alors que les enjeux sanitaires liés à l’alimentation et environnementaux liés aux modes de productions agricoles sont incontournables, la récente colère des agriculteurs s’est traduite par un recul de l’Union européenne sur les mesures vertes inscrites dans la politique agricole commune (PAC). Dans ce contexte, les négociations de la future PAC que devront mener les eurodéputés élus lors des élections européennes du 9 juin seront déterminantes.
Emmanuel Macron gardera longtemps en mémoire sa visite au Salon de l’agriculture le 24 février 2024. Invectivé par des agriculteurs en colère qui souhaitaient l’empêcher de déambuler dans les allées du Parc des expositions de la Porte de Versailles, le président de la République avait dû passer un long moment avec certains d’entre eux pour tenter de les calmer et de les rassurer. Cela faisait plusieurs semaines que l’agriculture avait fait irruption dans le débat politique, s’imposant comme un thème majeur des élections européennes du 9 juin.
L’enjeu est de taille puisque la politique agricole commune (PAC) constitue le premier poste de dépenses du budget de l’Union européenne (UE) : 386,6 milliards d’euros pour la période 2021-2027, soit plus du tiers du budget total de l’UE. Les agriculteurs français, avec 9,5 milliards d’euros d’aides de la PAC reçues en 2022, en sont les premiers bénéficiaires.
Créée en 1962, la politique agricole commune était à l’origine un instrument qui devait permettre à l’Europe, après le Seconde Guerre mondiale, de produire davantage pour atteindre son indépendance alimentaire et stabiliser les prix. La PAC instaure alors des prix garantis supérieurs aux cours mondiaux pour les agriculteurs européens. L’UE fixe également des droits de douane aux frontières extérieures pour protéger la production européenne de la concurrence et s’engage à acheter aux producteurs les surplus et à les stocker en cas de dépassement conjoncturel de l’offre sur la demande.
France 24 publie jusqu’aux élections européennes du 9 juin quatre dossiers thématiques consacrés à des enjeux majeurs de la campagne : défense, immigration, environnement et agriculture. Vous y trouverez les clés de compréhension et les propositions des principales têtes de liste françaises.
« C’est un système très protectionniste et très productiviste qui est mis en place. Celui-ci produit rapidement ses effets puisque les premiers excédents agricoles s’accumulent dès les années 1970. Si bien qu’on entend parler dans les années 1980 de ‘montagnes de beurre’ et de ‘lacs de vin’ pour évoquer les énormes stocks possédés par l’UE », explique Ève Fouilleux, directrice de recherche au CNRS et au Cirad, coautrice avec Laura Michel de « Quand l’alimentation se fait politique(s) » (Presses universitaires de Rennes, 2020).
La PAC est alors victime de son succès. En achetant les surplus aux producteurs pour les revendre à un prix inférieur sur le marché mondial, l’UE perd beaucoup d’argent et provoque la colère des autres pays exportateurs comme les États-Unis et l’Australie, qui accusent l’Europe de déstabiliser les marchés mondiaux, mais aussi des pays en développement qui subissent de fait une concurrence déloyale.
L’agriculture intensive qui se développe durant ces décennies s’accompagne par ailleurs d’une augmentation massive de l’utilisation des engrais chimiques, des pesticides et des antibiotiques, à l’origine de problèmes de pollution de plus en plus importants. La concentration des élevages dans des zones géographiques séparées crée également des problèmes environnementaux croissants.
Libéralisation du secteur agricole
L’UE prend à partir du début des années 1980 des mesures pour lutter contre les effets négatifs de sa PAC, mais le vrai tournant intervient en 1992 avec la réforme MacSharry, du nom du commissaire irlandais à l’Agriculture, en réponse aux pressions commerciales internationales. Elle abaisse les prix garantis et les taxes douanières qui protégeaient de la concurrence internationale et les remplace par un système d’aides au revenu des agriculteurs.
« C’est un premier pas vers une libéralisation du secteur. On change les instruments. Suivent ensuite l »Agenda 2000′ et surtout la réforme de 2003 qui poursuit le découplage des aides aux producteurs et met en place le paiement unique par exploitation. En 2008, les prix garantis sont totalement abandonnés au profit des aides directes attribuées en fonction de la surface de l’exploitation. Héritage direct du système de prix garantis, les plus gros producteurs sont les plus soutenus, ce qui donne de grosses disparités : en Europe en 2022, 75 % d’entre eux, qui touchent chacun moins de 5 000 euros par ferme, se partagent 16 % du budget, tandis que 0.5 % se partagent la même part du budget avec pour chacun des paiements supérieurs à 100 000 euros », souligne Ève Fouilleux.
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S’il est évoqué par la PAC depuis longtemps, l’enjeu environnemental, lui, reste mis de côté dans les faits jusqu’à la fin des années 2010. L’un des enjeux est de parvenir à lier davantage les aides au respect de l’environnement, notamment à travers des conditions imposées aux agriculteurs pour les toucher. Ce principe des règles de « conditionnalité » (obligation du maintien de prairies, rotation des cultures, bandes tampons le long des cours d’eau, etc.) s’est concrétisé par le paiement vert en 2013, qui représentait alors environ 30 % du budget de la PAC. Alors qu’il devait être renforcé lors des négociations entre 2018 et 2021 pour la PAC actuellement en vigueur, son successeur, l’écorégime ne concerne plus que 24 % du budget.
« Avec le Pacte vert européen puis l’écorégime, non seulement la part du budget conditionné à des pratiques écologiques décroît, mais leur calibrage les rend inopérant : par exemple en France, les critères de mise en œuvre ont été définis de façon tellement lâche que 90 % des agriculteurs les ont touchés sans rien changer à leurs pratiques agricoles », décrit la chercheuse.
En parallèle, dans le cadre du Pacte vert, la Commission européenne publie en 2020 la stratégie « de la ferme à la fourchette », dont le but est de promouvoir « un système alimentaire équitable, sain et respectueux de l’environnement ». Les objectifs fixés sont ambitieux : baisser de 50 % l’utilisation des produits chimiques et atteindre 25 % de surfaces en agriculture biologique d’ici à 2030.
Des ambitions élevées mais non contraignantes et rapidement mises à mal
« Cette ambition affichée constitue un vrai virage car, pour la première fois, elle cite nommément les coupables : pesticides, engrais chimiques et antibiotiques, et présente l’agriculture biologique comme un horizon. Le problème, c’est qu’elle fixe un cap, mais sans la moindre traduction institutionnelle. Résultat : la stratégie ‘de la ferme à la fourchette’ n’a eu aucune incidence », constate Ève Fouilleux.
En effet, sur les 27 textes que contient la stratégie, seulement neuf ont fini par être adoptés, huit d’entre eux n’étant que de simples recommandations.
Pourtant, c’est notamment sur cette stratégie alimentaire que s’est cristallisée la colère des agriculteurs début 2024. Ces derniers y ont vu une volonté européenne de les pousser à produire moins, quand dans le même temps, les traités de libre-échange et l’aide à l’Ukraine – l’UE a décidé en 2022 de supprimer les droits de douane sur les produits agricoles ukrainiens afin de soutenir l’effort de guerre contre la Russie – favorisent l’importation de produits moins chers et ne respectant pas les mêmes critères de santé et environnementaux.
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La Commission européenne, les États-membres et le Parlement ont alors accepté de réviser la PAC en urgence. Le texte a été définitivement adopté le 24 avril. Il allège drastiquement les règles environnementales : l’obligation de laisser au moins 4 % des terres arables en jachères ou surfaces non-productives (haies, bosquets, mares…) est ainsi supprimée, tandis que l’obligation de rotation des cultures pourra être remplacée par une simple « diversification ».
« On voit qu’il est très difficile de modifier la PAC pour qu’elle tienne compte des enjeux climatiques, environnementaux et de santé publique. Le discours existe, mais n’est pas suivi de contraintes pour réorienter les pratiques. La dernière révision constitue même un grave recul. Pourtant, les problèmes liés au climat, à la biodiversité, à la pollution des sols et des eaux menacent directement les citoyens européens et les agriculteurs eux-mêmes. L’UE doit penser cet enjeu de façon globale – santé, environnement, géopolitique – et répondre à cette question : quelle production agricole pour quelle alimentation ? », analyse Ève Fouilleux.
C’est le débat que devra avoir le prochain Parlement européen, qui négociera la future politique agricole commune pour les années 2028 à 2034. Les candidats aux élections européennes proposent en la matière des visions très différentes. Par leur vote le 9 juin, les électeurs français ont l’occasion de prendre part au débat.
« L’UE est responsable de la souffrance du monde agricole car elle favorise le dumping injuste au travers de la PAC en mettant les petits paysans dans la difficulté. Rappelons que 20 % des agriculteurs reçoivent 80 % des aides de la PAC, c’est un gros problème. Nous critiquons également une politique agricole fondée sur le libre-échange et dirigée vers les plus grands exploitants. Le nombre d’exploitations et d’emplois agricoles est en chute libre, alors qu’un quart des agriculteurs s’apprête à partir à la retraite. Les élections européennes sont l’occasion de changer de cap et d’en finir avec le libre-échange qui ruine, favorise le dérèglement climatique et la concurrence déloyale. Nous voulons donc des clauses miroirs : les produits importés doivent respecter les mêmes normes imposées aux produits européens. Nous sommes aussi pour une juste répartition des revenus. Il faut mettre en place une PAC dégressive pour les plus grandes exploitations avec un plafonnement des aides à 60 000 euros par an et il faut maîtriser les prix grâce à des prix planchers, des quotas de production et des plafonnements des marges des intermédiaires et des distributeurs. Enfin, aider les agriculteurs qui veulent produire différemment mais n’ont pas les moyens de le faire grâce à des aides à la conversion. Il est primordial que la PAC impose des méthodes de production respectueuses de l’environnement et de la santé, notamment en diminuant l’utilisation des pesticides et en allant, à terme, jusqu’à leur interdiction. Nous défendons également le principe de précaution sur les OGM », détaille Marina Mesure, eurodéputée depuis 2019 et 3e sur la liste de Manon Aubry.
Politique agricole
Les propositions de La France insoumise
« Notre programme part d’un constat scientifique, validé par la Commission européenne : ce qui menace le revenu des agriculteurs et la souveraineté alimentaire, ce ne sont pas les normes et la réduction des pesticides, mais le dérèglement climatique et l’effondrement de la biodiversité. Ce constat accepté, il faut orienter autrement cette politique publique pour la mettre en adéquation avec les attentes sociétales et citoyennes. Nous proposons de sortir la PAC des logiques qui nous ont mis dans l’impasse en mettant fin notamment aux aides par unité de surface qui expliquent les difficultés économiques de nombreux agriculteurs et aux aides non conditionnées qui continuent de perfuser économiquement une agriculture qui n’est pas celle souhaitée. À la place, nous proposons de distribuer les aides par unité de main-d’œuvre. Cela aura pour effet de redynamiser une vraie politique de l’emploi en agriculture et de soutenir des logiques de revenus dignes et décents. L’autre enjeu c’est de renforcer les règles de conditionnalité. Nous voulons rémunérer les agriculteurs qui prennent soin du climat, de la santé et de la biodiversité. L’agriculture ne sera plus considérée comme l’un des problèmes du dérèglement, mais en deviendra l’une des solutions. Et avec cette nouvelle PAC, tout le monde s’y retrouvera : le consommateur, les générations futures et les agriculteurs », affirme Benoît Biteau, eurodéputé depuis 2019 et 6e sur la liste de Marie Toussaint.
Politique agricole
Les propositions d’Europe Écologie-Les Verts
« Nous plaçons l’agriculture dans notre volonté de construire une souveraineté européenne et alimentaire car nous devons être capable de produire en Europe ce dont on a besoin pour se nourrir. Nous souhaitons refondre la PAC et construire une nouvelle politique agricole et alimentaire commune qui conditionnerait les aides sur l’emploi agricole, les efforts agro-écologiques et les services environnementaux. Pour cela, il faut sortir l’agriculture des accords de libre-échange pour protéger les revenus des agriculteurs et encourager les nouvelles installations. Il faut aussi mettre en place des outils permettant de maîtriser les volumes et les conditions de mise sur le marché, à l’image de ce qui est fait pour la viticulture. Un Egalim européen pourrait être cet outil pour stabiliser les prix. Par ailleurs, nous souhaitons pousser pour une approche alimentaire et pas seulement agricole. Nous avons besoin d’éducation nutritionnelle pour lutter contre la précarité alimentaire qui touche la population française. Enfin, nous sommes pour une transformation écologique de l’agriculture. Le Pacte vert a laissé des sujets de côté, comme celui des pesticides. Il va falloir remettre sur la table ces enjeux avec des lois européennes. Mais pour parvenir à un accord, il faut plus de co-construction avec les acteurs du monde de l’agriculture et davantage d’accompagnement, techniques et financiers », explique Christophe Clergeau, eurodéputé depuis 2023 et 5e sur la liste de Raphaël Glucksmann.
Politique agricole
Les propositions du Parti socialiste et de Place publique
« Nous sommes pour plus de revenus, plus de protection et plus de transition. Les agriculteurs ont demandé en début d’année davantage de revenus et de considération et un peu moins de technocratie et de complexité pour exercer leur métier. Nous souhaitons mettre en place des dispositifs nouveaux, comme un Egalim européen, pour que les agriculteurs soient mieux rémunérés. Il faut aussi que la PAC reprenne un peu plus la main sur les marchés. On a tendance à trop libéraliser l’agriculture et pas assez la protéger. Il faut réinstaurer des outils de régulation qui permettent de mieux anticiper les crises et donner plus de résilience aux agriculteurs. Deuxièmement, nous souhaitons continuer à accompagner les agriculteurs dans la transition écologique. Une grande part des aides de la PAC sont conditionnées à des mesures environnementales. C’est un virage qui est déjà engagé et qu’il faut poursuivre. Mais pour cela, il faut mettre des moyens financiers et humains pour coller à l’ambition verte, et aussi favoriser l’innovation pour trouver des alternatives aux produits interdits. Troisième point : faire preuve de cohérence sur le commerce international et les accords de libre-échange. Notre majorité a poussé l’idée des clauses miroirs et la réciprocité dans le commerce. Nous ne sommes pas encore au bout de la bataille, mais ces questions sont désormais systématiquement évoquées. Nous souhaitons enfin harmoniser les règles environnementales au niveau européen », détaille Jérémy Decerle, eurodéputé depuis 2019 et 14e sur la liste de Valérie Hayer.
Politique agricole
Les propositions de Renaissance, du MoDem et d’Horizons
Malgré de nombreuses relances, le parti Les Républicains n’a pas répondu à nos demandes pour expliquer sa vision en matière de politique agricole.
Politique agricole
Les propositions du parti Les Républicains
Malgré de nombreuses relances, le Rassemblement national n’a pas répondu à nos demandes pour expliquer sa vision en matière de politique agricole.
Politique agricole
Les propositions du Rassemblement national
« Nous sommes la seule liste assez claire sur l’objectif d’abrogation du Pacte vert et sur la fixation d’un nouvel objectif prioritaire : la souveraineté agricole et l’autonomie alimentaire. Nous sommes totalement opposés à la stratégie de ‘la ferme à la fourchette’. Aucun texte ne doit être adopté s’il a pour conséquence la réduction de la production française et européenne. De même, aucun texte ne doit être adopté s’il a comme conséquence la suppression d’un produit sans alternative crédible et nous souhaitons transformer toutes les règles de conditionnalité (rotation des cultures, mise en jachère, etc.) de la PAC en incitations éligibles à des bonus d’aides supplémentaires. Nous ne nions pas la nécessité de lutter contre le réchauffement climatique, mais notre raisonnement est basique et simple : la moitié des émissions de gaz à effet de serre sont liées à nos importations et nos standards sont les plus élevés et les plus contraignants du monde. Nous en faisons donc suffisamment, mais nous devons veiller à baisser ces importations, en particulier de denrées produites dans de mauvaises conditions. Clairement, nous ne voulons plus que l’agriculture soit une variable d’ajustement des traités de libre-échange. Enfin, nous défendons le mode de vie rural et les traditions de vie à la campagne contre l’extrémisme vert. Les premiers écologistes sont ceux qui entretiennent les forêts et les campagnes : ce sont les agriculteurs, les chasseurs, les forestiers », plaide Antoine Mellies, conseiller politique de Marion Maréchal.
Politique agricoleLes propositions de Reconquête!